Nous étions en vacances d’été à la Rochelle, l’année de mes onze ans. Je tenais pour la première fois un journal quotidien : « Aujourd’hui, nous avons passé la journée à la plage de Chatelaillon, il faisait très chaud, j’ai réussi à plonger du ponton qui est à plus de 3 mètres, maman a pris un coup de soleil dans le dos ». Nous habitions chez Tonton Georges et Tante Denise, il fallait mettre des patins, le sol de marbre brillait, Tante Denise faisait très bien la cuisine. Il y avait les cousins et cousines, adultes, mariés, professeur ou architecte, grandes maisons neuves des années 70 en dehors de la ville. Les Drapeau (la cousine Marie Thérèse et son mari ), les Renvoiret ( Anne Marie et Jean Christophe ), Bernard et sa femme Josiane. Un clan, les Rochelais disait-on dans notre grande famille (ma mère a eu 12 frères et sœurs, …) Mon oncle Georges, petit homme au teint rouge brique était le patriarche, ancien footballeur, docker - contremaître retraité , sympathique et réac, toujours de bonne humeur, autoritaire comme sa femme Denise, grande femme à forte voix. Nous les Parigots en vacances chez eux, ils nous accueillaient, famille oblige, tout semblait aller bien…
Un soir après manger, nous étions dans la salle de séjour et mon père dit : « Jean Paul aime beaucoup chanter et danser, hein mon chéri ? Tu nous montres comment tu chantes bien… » « Ah ah fit l’oncle Georges, un petit chanteur, comédien, danseur, mais c’est formidable ça mon petit et qu’est ce que tu sais chanter ? Tino Rossi, Jacques Brel ou des choses plus modernes peut-être, Johnny, le twist ou comment qu’ils disent, le rock’n roll ? Ou l’autre Antoine là ( se tournant vers mon père) Non mais tu l’as vu çui-là avec ses cheveux aux épaules et ses chemises à fleurs ? V’la-t-y pas qu’on va avoir des hippys en France, j’te mettrais tout ça au service militaire… »
Alors que cette conversation se déroulait, confusément je pressentais la phrase qui allait suivre, Tonton Georges ne tarda pas à la prononcer d’une voix retentissante qui me figea : « Alors, mon petit, tu nous la chantes maintenant ta chanson et tu danses en même temps, hein d’accord ? Tiens tu pourrais même monter sur la table, on va te faire de la place, allez on enlève la nappe… » J’avais senti le piège se refermer lentement depuis que mon père avait abordé le sujet, maintenant j’y étais, coincé au pied du mur, obligé. Et je n’en avais pas du tout envie de cette petite démonstration, pas du tout, mon corps et mon esprit entiers s’y refusait, totalement. Et je résistais obstinément. La scène dura un bon moment, plusieurs minutes : « Allez, monte. Non ! Fais nous plaisir. Non ! Mais pourquoi ? Parce que, j’ai pas envie ! Mais pourquoi ? Parce que… » Il s’épuisèrent, moi aussi, mais je restais stoïque, arc-bouté, invaincu en même temps que déçu. Pourquoi avais-je tant résisté, refusé ? Moi-même je n’en savais rien.
A un moment, mon oncle se débarrassa, par une pirouette de conversation, du petit importun peu malléable que j’étais. Je m’éclipsais dans la cuisine sombre éclairée seulement par la pleine lune à la fenêtre, pour digérer la honte, l’embarras étouffant qui me laissait hagard, décontenancé, affolé. Je me sentais très mal sans trop comprendre ce qu’il s’était passé. J’avais refusé de faire quelque chose dont j’avais très envie. Sans savoir pourquoi, j’avais reculé devant l’épreuve, renoncé sans accomplir le geste que je brûlais de faire, partager entre le désir de les impressionner et la peur de me tortiller ridiculement debout sur cette table. Je découvris peut-être, ce soir-là, cette ambivalence qui allait me poursuivre ma vie durant.
Perdu dans ces réflexions embryonnaires mais déjà obsédantes, mon regard rencontra le grand couteau à découper qui avait servi pour le rôti du soir, posé sur le bord de l’évier luisant, éclairé par la grosse lune à la fenêtre. Sans réfléchir, comme aveuglé, je m’en emparais et le serrais convulsivement de toutes mes forces d’enfant de onze ans. Je vis ma main crispée déchirée de haut en bas l’air devant moi, assassinant l’espace vide. Je me transportais jusqu’au séjour, bien décidé à voir du sang giclé, se répandre sur le marbre lustré, la nappe et les serviettes blanches, les assiettes de porcelaine aux motifs bleus, les patins de laine et feutre avec de grosses fleurs roses. J’entrais dans la pièce, un rictus sauvage aux lèvres et criais d’une voix de fausset, éraillé par ma propre peur : « Je vais vous tuer !!! »
La réaction bien qu’immédiate ne fut pas celle que j’attendais. Mon oncle et mon père prenant un air comiquement affolé éclatèrent de rire au même moment : « Oh voilà le vengeur chantant » dit Tonton Georges, et tout le monde se mit à rire. Ils m’avaient en même temps, coupé mon effet de surprise terrifiante et mon envie sanguinaire. Je les regardais les bras ballants, riant aussi par réflexe mimétique, comme soulagé, exorcisé de la honte et de la colère qui m’avaient submergée l’instant d’avant.
N’avais-je pas ainsi accompli mon show en réalisant ce numéro bizarre ?
Plus tard dans la nuit, sorti du sommeil par l’envie d’aller aux toilettes, je me faufilais dans la pénombre du couloir, marchant silencieusement, à tâtons, jusqu’à la salle de bains. Me tenant devant la cuvette, je surpris mon reflet dans le miroir faiblement éclairé par une veilleuse, j’étais couvert de sang, de la tête aux pieds. Les yeux à demi-fermés pour ne pas trop me réveiller je retournais me coucher...
vendredi 27 novembre 2009
mercredi 11 novembre 2009
Un secret
C’était l’année de mes 10 ans. J’étais en vacances quelques jours chez mes grands-parents paternels durant les congés de Pâques. Comme tous les ans, à cette époque, mes parents ne savaient pas quoi faire de moi, eux travaillant et moi réfractaire aux colonies de vacances où j’allais déjà deux fois par an, il n’y avait que cette solution. J’allais donc passer une semaine à Périgueux dans la grande maison bourgeoise de mes aïeux, où je resterais enfermer entre le tic-tac de l’horloge, les quelques mots échangés à voix basse entre ma grand-mère et ma tante, les parties de belotte quotidienne avec le vieux M. Lafage, la préparation des repas. Autant d’activités mystérieuses précédées de conciliabules à mi-voix et sujet à de longues préparations. Le rythme triste de ces journées de vieux était régulièrement ponctué de sorties ennuyeuses à pas comptés dans les rues mornes de cette ville provinciale où il ne semblait y avoir que des allées de platanes et des Places de Cathédrale. Pendant ces quelques jours, je me laissais alors endormir, comme figé dans une posture gracieuse d’enfant obéissant et pas trop remuant, distrayant tout en étant discret, m’ennuyant ferme sans trop en avoir l’air, peut-être même sans réellement m’en rendre compte, croyant, peut-être à raison, que c’était l’ordinaire des enfants de mon age en vacances chez Grand-Papa et Grand- Maman.
Je passais le plus clair de mon temps à me faire le plus transparent possible, me laissant aller parfois à quelques cavalcades et vacarmes, mais vite réprimé par des chuts… fermes, je reprenais alors mes errances désoeuvrées dans cette haute maison de ville de trois étages, n’osant pas m’aventurer dans le grand escalier sombre tout envahit d’ombres menaçantes et fantomatiques qui menait au niveaux supérieurs où se trouvait ma chambre. Je faisais alors semblant de jouer à chercher la tortue dans le minuscule jardin, seule activité que l’on m’encourageait vivement à faire : « Va au jardin,mon petit, reviens me dire si tu as vue la tortue…
Une autre personne semblait un peu à part dans cette maison soumis à un matriarcat de fer. C’était mon grand -père qui s’occupait je ne sais trop comment, muni d’une loupe et ruminant, marmonnant, soupirant des mots inintelligibles entre des collections de timbres, des vieilles coupures de presse, d’anciennes cartes postales. De temps en temps il me faisait asseoir près de lui, commentait des cartes postales sans signification pour moi, m’interrogant sur mes connaissances en histoire de France, les grades militaires, diverses choses auxquelles certains adultes essaient d’intéresser les enfants. Ainsi il était le seul à sembler me manifester quelque intérêt. Toujours ses questions en arrivaient à m’interroger sur la mer : Est-ce que je la connaissais ? Est-ce que je l’aimais ? Lui-même rêvait d’être marin lorsqu’il était enfant. Avais-je le même rêve moi aussi ? D’ailleurs, il avait fini par le réaliser. Et les rêves insistait-il, pouvaient se transformer en cauchemars lorsqu’ils se réalisaient. Il me disait cela avec une grande tristesse dans le regard et jamais ne me répondait lorsque je l’interrogeais plus avant.
Après son décès, je découvris par le plus grand des hasards qu’il avait fait naufrage durant sa courte carrière maritime, et qu’après avoir dérivés pendant des jours en pleine mer, lui et quelques rescapés de l’équipage s’étaient livrés au cannibalisme.
Cette expérience qui le hantait était restée secrète et très peu de gens en avait eu vent. Ma grand-mère était au courant et durant leur vie commune y avait régulièrement fait allusion comme une menace voilée visant à le tenir à sa place, coupable assis dans un coin attendant silencieusement la sentence.
Je passais le plus clair de mon temps à me faire le plus transparent possible, me laissant aller parfois à quelques cavalcades et vacarmes, mais vite réprimé par des chuts… fermes, je reprenais alors mes errances désoeuvrées dans cette haute maison de ville de trois étages, n’osant pas m’aventurer dans le grand escalier sombre tout envahit d’ombres menaçantes et fantomatiques qui menait au niveaux supérieurs où se trouvait ma chambre. Je faisais alors semblant de jouer à chercher la tortue dans le minuscule jardin, seule activité que l’on m’encourageait vivement à faire : « Va au jardin,mon petit, reviens me dire si tu as vue la tortue…
Une autre personne semblait un peu à part dans cette maison soumis à un matriarcat de fer. C’était mon grand -père qui s’occupait je ne sais trop comment, muni d’une loupe et ruminant, marmonnant, soupirant des mots inintelligibles entre des collections de timbres, des vieilles coupures de presse, d’anciennes cartes postales. De temps en temps il me faisait asseoir près de lui, commentait des cartes postales sans signification pour moi, m’interrogant sur mes connaissances en histoire de France, les grades militaires, diverses choses auxquelles certains adultes essaient d’intéresser les enfants. Ainsi il était le seul à sembler me manifester quelque intérêt. Toujours ses questions en arrivaient à m’interroger sur la mer : Est-ce que je la connaissais ? Est-ce que je l’aimais ? Lui-même rêvait d’être marin lorsqu’il était enfant. Avais-je le même rêve moi aussi ? D’ailleurs, il avait fini par le réaliser. Et les rêves insistait-il, pouvaient se transformer en cauchemars lorsqu’ils se réalisaient. Il me disait cela avec une grande tristesse dans le regard et jamais ne me répondait lorsque je l’interrogeais plus avant.
Après son décès, je découvris par le plus grand des hasards qu’il avait fait naufrage durant sa courte carrière maritime, et qu’après avoir dérivés pendant des jours en pleine mer, lui et quelques rescapés de l’équipage s’étaient livrés au cannibalisme.
Cette expérience qui le hantait était restée secrète et très peu de gens en avait eu vent. Ma grand-mère était au courant et durant leur vie commune y avait régulièrement fait allusion comme une menace voilée visant à le tenir à sa place, coupable assis dans un coin attendant silencieusement la sentence.
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